Victoire incroyable, mais vraie

Au petit matin, la nature est belle. Les arbres filtrent la lumière qui suinte en oblique à travers une légère buée. Nous ne sommes qu'au 25 ème km, à la fin de la boucle initiale et j'ai déjà vu deux chevreuils et deux lièvres. Habibaté Resin galope doucement, bien calé derrière la croupe de l'autre cheval afin qu'il ne voie pas l'espace devant lui et ne tire pas trop. Akira Ter Elst que j'accompagne me dit « Laissons partir les premiers, nous ne sommes pas pressés, la vraie course ne commence qu'au km 120 ! » S'il le dit, c'est sûrement vrai, il a beaucoup d'expérience et ni Habibaté ni moi n'avons jamais dépassé 100km. Pouvons-nous espérer aller plus loin ? Nous verrons bien, terminer serait une immense satisfaction.

Bizarrement, je ne me rappelle presque rien avant ce moment. Comme tous les concurrents, je me suis levé à 3h20'. D'habitude, à cette heure, je suis couché depuis deux heures à peine…

Au premier vet, je découvre le professionnalisme de mon assistance avec Emile Docquier comme chef d'orchestre. Ils sont quatre qui s'affairent près du cheval. Je pensais qu'il n'y en aurait que pour lui, mais tout le monde est merveilleusement gentil avec moi : « Assieds-toi, repose-toi, que veux-tu ? Tu n'as mal nulle part ? »

Toute la journée va baigner dans l'harmonie entre nous et entre le cheval et nous. C'est une douce complicité qui restera dans ma mémoire comme un grand bonheur.

Habibaté passe au contrôle en 2 minutes, nous avons parcouru cette boucle à 15,7km/h.

Nous repartons en cinquième position, à 4' du leader.

C'est ici que va se produire le coup de pouce de la providence qui va orienter le reste de ma course. Au tout début de cette deuxième partie, les quatre premiers s'égarent et perdent environ 15' avant de retrouver l'itinéraire correct…Cette seconde boucle, la plus jolie et la plus longue, traverse un domaine militaire. Les allées de sable, parfois larges comme une autoroute, sont vierges de toute trace. Je comprends que je suis en tête…à moins que je ne soie moi-même perdu ?

( il y a les flèches, bien sûr, mais quand on débute à ce niveau, on s'inquiète vite)

Je me rassure dès que je parviens au point d'intendance où mon passage devant étonne un peu, même si chacun sait, et moi le premier, que la course est encore très longue. N'empêche, je m'amuse bien ! Seul sur ces très bons terrains (parfois à peine trop profond), Habibaté se relâche, tout juste assez sur la main, il est parfaitement agréable à monter. L'air est encore frais, le soleil brille, mon cheval est sec et ne souffle pas, je suis heureux . Habibaté passe au deuxième vet en une minute, à 56 pulsations ! Nous avons galopé à 17,1 de moyenne. Pendant la pose, je bois du café pour rester attentif au balisage et je téléphone à ma femme pour lui annoncer que je suis provisoirement à la première place du championnat de Belgique. Ca alors, elle est bien bonne ! Qui l'aurait cru ?

 

Nous repartons avec 12' d'avance sur un trio composé de Valérie Ceuninck Kouros des Iviers, Romuald Theisman Khéops et Raoul Ronsmans He Daar

A cet instant, je suis persuadé que ces trois-là vont revenir et je laisse mon courageux petit cheval (1m 47) aller à sa guise. Son petit galop est toujours aussi plaisant. Au 2/3 de cette boucle, il y a une flèche sur le sol. Je m'immobilise sans savoir où aller ? Je me souviens du plan de cette boucle (je l'ai laissé à mon assistance), un rectangle à parcourir dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, d'abord un long moment vers l'ouest… Pour retourner d'ou je suis parti, il faut maintenant progresser vers l'est, c'est à dire à cette heure, laisser le soleil à ma droite.…J'y vais et, à mon grand soulagement, je retrouve le balisage intact. Et là je vois encore trois chevreuils qui sortent d'un champ pour pénétrer dans la forêt.

Je parviens à la fin de ce tour sans être rejoint et le vet se passe très bien en 2' . Vitesse de la boucle :15,4km/h. Toute notre équipe est ravie, le cheval semble aussi frais qu'au début de l'épreuve, tout va bien. Une seule petite frayeur, Habibaté s'est coupé à hauteur du canon postérieur gauche, il a saigné un moment, mais cela s'est rapidement arrangé. Je me repose en regardant le cheval et je dis à Emile Docquier  : « il a l'air bien, nous allons peut-être finir » et Emile qui ne s'emballe pas vite de répondre : « finir ou gagner ? » C'est qu'il a remarqué que le cheval trotte très joliment à chaque contrôle et surtout qu'il met minimum deux minutes de moins que tous les autres chevaux à se présenter au in…

Au départ de la quatrième boucle, après 91km, les positions sont les suivantes :

1. Michel Lequarré Habibaté Resin

2. Romuald Theisman Kheops à 5'

3. Valérie Ceuninck Kouros des Iviers à 7'

4. Raoul Ronsmans He Daar à 8'

5. Ludmila Matejckowa Safiera à 22'

6. Onno Grund Meladie Rose à 23'

7. Anne Cuvelier Nasirya à 26'

8. Désirée Hanen Tatanka à 30'

9. Martina Stangier El Mashar à 41'

10. Barbe Buchting Kissing Kaysoun à 41'

11. Kathleen Verswijvel Rasha à 43'

12. Aytas Turkoglu Jolie Lola à 1h 25'

13. Léon Ferraille Nadjirah fl pr à 1h 35'

Akira Ter Elst, Bernard Janssen, Anne Engler, Martina Brunner et Roxanne Brouwer ont été éliminés à ce troisième vet gate et trois autres cavaliers l'avaient été auparavant.

Tout au long de cette quatrième boucle, que nous partageons avec eux, je vais recevoir l'aide involontaire des cavaliers de la course de 120 km . Il y en a en permanence l'un ou l'autre pour m'emmener à la vitesse qui me convient et faire monter le moral d' Habibaté (et le mien) au zénith . Je commence à y croire car il est en forme comme au premier kilomètre et j'ai même un peu de mal à le tenir ! Il passe au vet en 3' après cette boucle à 17,8 de moyenne. Personne n'est encore revenu de l'arrière.

Maintenant, mon cheval est seul, mais tout va comme dans un rêve depuis le début et cela continue. Dans cette cinquième partie, Habibaté creuse l'écart, son galop est d'une facilité sidérante. Quand il veut lever le pied, je ne talonne pas, il me suffit de lui dire : « Allez » et il repart de plus belle. Il est toujours sec et ne souffle pas. Il parcourt cette boucle à 17,2.

Pendant les temps de repos, autour de notre formidable athlète , c'est un ballet, j'admire le travail de l'assistance, calme, précis, efficace.

Je fais le point, j'ai 13' d'avance sur Valérie Ceuninck, qui reste ma seule adversaire car les autres concurrents sont à plus d'une heure, la dernière boucle ne fait que 16 km et je sens que Habibaté a encore pas mal de ressources. Quant à moi, je suis prêt, je n'éprouve presque pas la fatigue.

Tout est encore possible, mais j'ai pas mal d'atouts en main. Je demande que l'on me prévienne si Valérie revenait sur moi et je repars.

Je galope à +/- 16km/h et j'ignore que Kouros des Iviers et Valérie Ceuninck sont en train d'accomplir un exploit. La cavalière blonde pousse son cheval gris et malgré les 145 km déjà parcourus Kouros , déchaîné, avale la distance. Très rapidement l'écart se réduit. En 10 km , Valérie, le couteau entre les dents, résorbe sont retard et fond sur moi, tellement vite que personne n'a pu me prévenir. Quand je la vois dépasser au grand galop, je suis effaré. Tout de suite, Valérie fait le forcing. Pourtant, je sais immédiatement qu'elle ne pourra pas me lâcher. Habibaté Resin est frais comme une rose, il suit Kouros des Iviers avec la plus grande facilité. A 4 km de l'arrivée, Valérie propose de ralentir et de régler la course au sprint…De mon point de vue, c'est une mauvaise idée car Kouros sort d'un effort inouï, alors que mon cheval se baladait. De plus mon assistance m'a appris que Kouros est rapide au sprint…

Alors comme dans une course cycliste, j'attaque, à fond. Nous sommes à 50 à l'heure, j'essaye de passer par la droite, Valérie ferme la porte, je tente à gauche, je n'y arrive pas mieux. C'est une folie, les deux fois trois temps du galop claquent sur le gravier comme une mitraillette. Le chemin s'élargit, côte à côte les chevaux, sollicités sans réserve, s'étendent au maximum. Nous sommes dans l'attitude de jockeys, le vent siffle à nos oreilles. Ce n'est plus la fin d'une course de 160 km , mais un hippodrome, à l'arrivée d'un 1600 mètres . C'est un grand moment de sport, même s'il n'appartiendra jamais qu'à Valérie et moi, car il n'y a pas un chat dans ces chemins de campine. Peu à peu, Habibaté prend l'avantage.

Une longueur, puis deux…Quand j'ai quelques dizaines de mètres d'avance, Valérie estime que ça suffit comme cela, elle reprend Kouros. Je négocie trop vite un virage à gauche, puis un autre, à droite. Je crains une chute, synonyme de défaite certaine. J'ai peur, à cette allure déraisonnable de louper une balise… Quelle distance me reste-il à parcourir ?

Valérie est à 100 mètres quand je vois l'annonce du dernier km. Je vais franchir la ligne le premier, d'accord, mais il reste le contrôle final… Comment mon cheval va-t-il récupérer après cet effort complètement irresponsable ? J'oublie de me retourner, mais heureusement j'entends Kouros qui se rapproche à nouveau. Je relance à fond , Habibaté répond sans trace de lassitude et c'est à bride abattue que nous franchissons la ligne avec Valérie à nos trousses.

 

Nos deux chevaux viennent de sprinter 3500 mètres ! Kouros a fait la dernière boucle à 26 de moyenne et Habibaté à 19,2 ! Le public est ravi, mes amis de l'assistance pleurent, je reçois des tas de félicitations. Je remercie, mais j'ai une boule dans le ventre en attendant d'entrer au in. Comme depuis le matin, ceux qui m'aident sont géniaux. Ils sont aux petits soins pour Habibaté qui redescend déjà à 72 en 3' . Après un quart d'heure, il est à 60 depuis quelques instants. Emile Docquier me laisse prendre la décision de nous présenter, nous vérifions encore une fois, nous entrons…et tous les spectateurs avec nous. Il y a un silence total dans le manège où le véto prend les pulsations…I l me dit : «  57 , vous pouvez trotter, s'il vous plaît »

La tension a gagné chacun. Je m'élance. Alors le fabuleux petit arabe trotte et m'emmène sur un tapis volant ! Il est parfait, tout le monde applaudit. J'explose de joie,

 

Habibaté Resin, cheval de manège, qui n'avait jamais couru plus de 100 km est champion de Belgique ! Il a mené, seul pendant 125 km ! Sa moyenne sur l'ensemble est de 16,78. Je n'en reviens pas. Je le regarde avec admiration. Je suis ému, très ému. Avant tout, c'est lui qui a gagné.

Mon assistance l'a énormément aidé, sans elle rien n'était possible, Emile Docquier et Kristel Van den Abeele m'ont fait découvrir une autre dimension, Alienor Linotte et Jacqueline Brisy ont été merveilleuses. A eux quatre, je dédie cette victoire.

 

Michel Lequarré.

 

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[Mise à jour : 19/07/07 ]